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Le Traité de Lausanne est-il une humiliation, une victoire ou un vrai traité de paix ?

Sans avoir entrainé de nouveau conflit, la déception, l’humiliation, les pertes ressenties par les Turcs après la signature du Traité de Lausanne, il y a cent ans, restent indélébiles.

La rédaction
09:43 - 25/07/2023 Salı
MAJ: 12:53 - 25/07/2023 Salı
Yeni Şafak
La signature du traité de Lausanne, le 24 juillet 1923. Crédit photo: Fondation İnönü / AGENCE ANADOLU
La signature du traité de Lausanne, le 24 juillet 1923. Crédit photo: Fondation İnönü / AGENCE ANADOLU

Un Traité est un acte officiel entre plusieurs pays dans le but de définir une nouvelle convention après la fin d’un conflit. Il est supposé satisfaire les parties engagées dans un processus de paix. Cependant, dans la mesure où il est rédigé collectivement par les pays qui s’arrogent cette mission délicate, le sentiment d’apaisement au cœur même des populations concernées dépend largement de la manière dont est composé ce traité, des rédacteurs impliqués, c’est-à-dire de ceux qui se mettent autour d’une table pour définir de nouvelles frontières et des accords censés à la base être équitables et justes.


Hélas, souvent, c’est loin d’être le cas. Par exemple, après la Première Guerre Mondiale, les alliés réunis dans le wagon de Verrières, ont discuté de la rançon financière exigée comme réparation de la part de l’Allemagne, évidement hors du contexte et loin des populations qui seront concernées par le remboursement et devront fournir un effort économique bien au-delà de leurs possibilités réelles. Il est commun d’admettre que l’humiliation profondément ressentie par le peuple allemand suite au Traité de Versailles comme un des facteurs déclencheurs de la Seconde Guerre Mondiale.


Sans avoir entrainé de nouveau conflit, la déception, l’humiliation, les pertes ressenties par les Turcs après le Traité de Lausanne signé il y a cent ans restent indélébiles. Même les générations qui n’ont pas connu les sept années de souffrance en sont encore imprégnées et vivent toujours très mal les pertes territoriales engendrées par la définition de nouvelles frontières, la mise à l’écart de la dynastie ottomane et les déplacements de populations qui ont remis en cause un passé perçu comme glorieux et à jamais révolu.


Revenons donc sur l’anniversaire, il y a cent ans, jour pour jour, le 24 juillet 1923, était signé le Traité de Lausanne. Il représentait la paix tant attendue à l’issue de la guerre des Balkans en 1911, et de quatre années de combat de la Première Guerre Mondiale (1914-1918). Les Alliés, à savoir la France, la Grèce, l’Italie, l’Arménie et la Grande-Bretagne avaient envahi l’Anatolie, en Turquie. Puis, du 19 mai 1919 au 30 août 1922, la guerre d’indépendance, sera menée sous l’égide du Sultan Mehmet VI Vahideddin, avec Mustafa Kemal Paşa comme chef de guerre et aboutira à l’indépendance victorieuse. Donc, pendant trois ans et trois mois, le peuple turc et, d’une manière générale le monde musulman, a soutenu les Ottomans pour que le pays du Califat Islamique ne tombe pas dans les mains des pays coloniaux du XXe siècle. Avec la Première Guerre mondiale, qui a eu pour conséquence directe le dépeçage pur et simple de l’État ottoman, et une guerre d’indépendance qui a duré plus de trois ans, le peuple turc a connu, pendant plus de sept ans de combats contre les Alliés, les pires drames de son histoire.


Or, le Traité de Lausanne qui propose une nouvelle cartographie et de nouvelles distributions des pouvoirs nationaux, - et dans une certaine mesure, religieux, s’il a déclenché une liesse en Suisse a surtout laissé un sentiment amer de pertes et d’humiliation en Turquie.


Rédigé en langue française, il trouve sa version finale après des mois de travail qui ont réuni au bord du lac Léman, les plénipotentiaires de "L’Empire britannique, la France, l’Italie, le Japon, la Roumanie, la Grèce et l’État Serbo-croate-slovène, d’une part, et la Turquie d’autre part […] animés du même désir de mettre fin définitivement à l’état de guerre qui, depuis 1914, a troublé l’Orient". À sa signature, tous les pays, à l’exception de la France et de la Turquie, étaient soit des royaumes soit des empires. Mais la dynastie ottomane, pourtant présente encore à Istanbul, est injustement exclue des séances de négociation. Pire, cette dynastie historique sera expulsée et condamnée à l’exil le plus cruel, à partir du 3 mars 1924.


Trois semaines plus tard, le 31 mars 1924, c’est le Gouvernement de Turquie qui ratifiera le Traité de Lausanne. Il y a clairement là une volonté affirmée d’effacer la dynastie ottomane de la mémoire collective et de la scène politique.


À Lausanne, ce 24 juillet 1923, la signature du Traité était, raconte-t-on, accueillie dans la liesse et salué par les cloches de la Cathédrale et les carillons de toutes les églises, tandis que le mot "PAIX" illuminait le dessus du Palace. Notons que cette joie festive fut, pour les Turcs, un deuil dont certaines traces restent indélébiles ; car ce traité a entamé profondément l’âme de la Turquie en l’imprégnant d’un nationalisme fort, produit du kémalisme, au détriment d’une culture à jamais anéantie. Ainsi, l’alphabet arabe sera révoqué au profit de l’alphabet latin, rendant illisibles toutes les inscriptions antérieures, amputant ainsi tous liens avec la mémoire ancestrale de cet État ottoman déchu.


Le Traité a entraîné une modification des frontières et aussi une redistribution des populations qui définit la cartographie d’une partie du monde musulman. Et les conséquences perdurent comme on peut le voir dans la réalité actuelle qui montre, en fait, un bilan mitigé puisque la guerre ravage toujours l’Irak et ensanglante également la Syrie depuis dix ans.


Mais surtout, l’échange de populations a bouleversé la démographie et de la Grèce et de la Turquie : un demi-million de Grecs – des Grecs de Turquie – renvoyés en Grèce ou Rum, et échangés avec un demi-million de Turcs vivant dans les Balkans. A la question "nerelisin ?" (i.e. "d’où êtes-vous originaires ?") ces Turcs, venus de Grèce et déplacés, répondent nous sommes des "Muhacir".


Ces énormes échanges de population, Mubadele, ne resteront pas sans conséquences du point démographique et aussi religieux : les populations musulmanes qui ont quitté la Grèce, la Macédoine ou, plus tard, la Bulgarie, ont laissé un vide remarquable, mettant fin ainsi à la pluralité religieuse établie depuis des siècles. De ce fait, les musulmans y sont devenus une minorité. Les Muhacir, historiquement des Mecquois qui subissaient l’injustice d’un exode forcé à Médine, sont de leur côté devenus l’élite turque…


Ce n’est donc pas par hasard qu’Erdogan a choisi la date symbolique du 24 juillet pour redonner à Sainte Sophie, transformée en musée en 1934, son statut de lieu de culte, en la rouvrant en tant que mosquée, le 24 juillet 2020.


N’oublions pas que le monde musulman considère toujours la Turquie comme son "abi", son frère aîné, en raison de son histoire ottomane et de la possession de l’étendard du califat islamique qui faisait du sultan la plus haute autorité islamique. C’est une nouvelle photographie du monde musulman qui apparaît, cent ans après la signature de ce Traité, dans un contexte de réchauffement diplomatique au Moyen-Orient.


Sur ce cliché, la Turquie est à la tête d’une possible organisation du monde musulman, dépassant à la fois la Ligue arabe et l’Organisation de la Conférence islamique (OCI). Peut-être, pourrions-nous espérer que cette nouvelle organisation soit porteuse de paix ?


Ainsi, le "Califat islamique", tombé à Istanbul se relèverait dans cette ville, un siècle plus tard… Tout un symbole !


Par Şaban Kiper


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