France-Türkiye: le Sénat plaide pour un partenariat renforcé

La rédaction
18:1010/02/2025, lundi
MAJ: 11/02/2025, mardi
Yeni Şafak
Le gouvernement turc attend un engagement plus fort de l’UE sur les enjeux régionaux, notamment au Proche et Moyen-Orient, et alerte sur l’impact des crises migratoires.
Crédit Photo : @Senat /
Le gouvernement turc attend un engagement plus fort de l’UE sur les enjeux régionaux, notamment au Proche et Moyen-Orient, et alerte sur l’impact des crises migratoires.

Dans un rapport publié le 22 janvier, la commission des Affaires étrangères de la Défense et des Forces armées du Sénat français plaide pour un renforcement des relations avec la Türkiye, soulignant l'importance d'une coopération accrue pour relever ensemble les défis régionaux et promouvoir la paix, malgré des tensions géopolitiques.

Intitulé "Renforcer la relation franco-turque afin d’agir conjointement pour la paix" et rédigé par les sénateurs Christian Cambon, Olivier Cigolotti, Nicole Duranton, Sylvie Goy-Chavent et Jean-Marc Vayssouze-Faure, le communiqué préparé à l’issu d’une mission en Türkiye en octobre 2024, appelle à des échanges franco-turcs plus soutenus et souligne le rôle stratégique, mais parfois
"controversé"
de la Türkiye.

Un allié essentiel mais imprévisible de l’Otan


La Türkiye, membre stratégique de l'OTAN, occupe un rôle essentiel pour équilibrer la défense des pays membres. Cependant, ses actions récentes révèlent une approche parfois imprévisible vis-à-vis de ses alliances et voisins,
"une interprétation propre du devoir de solidarité inhérent à toute alliance militaire",
juge le rapport sénatorial français.

Depuis le début du conflit russo-ukrainien, Ankara s'est positionnée en tant que médiateur, maintenant des relations avec les deux camps. Toutefois des inquiétudes ont suscité au sein de l'OTAN notamment par son acquisition des systèmes de défense russes S-400 et son rejet des sanctions internationales à l’encontre de la Russie, selon ce même rapport.

Une posture qui n’est pas sans écho du côté des pays de l’Union européenne (UE). Alors que Bruxelles exhorte à réduire la dépendance énergétique vis-à-vis de Moscou, les importations de gaz naturel liquéfié (GNL) russe par les Vingt-Sept dont la France ont atteint un niveau record au début de l’année 2025. Une situation qui alimente les interrogations sur la cohérence des efforts occidentaux pour limiter les revenus énergétiques russes.


Le rapport sénatorial souligne par ailleurs que les tensions au sein de l’OTAN avec Ankara ont également été alimentées par son opposition à l’adhésion de la Finlande et de la Suède, finalement levée après d’âpres négociations.

En effet, la Türkiye a exercé un veto sur l'adhésion de ces pays au sein de l’Alliance en raison de leur soutien à des organisations terroristes notamment le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) qui est reconnu comme telle par la Türkiye, l'Union européenne et les États-Unis.


De son côté, la France adopte une approche évasive à propos de la nature du PKK, ce qui est considéré comme un manquement aux préoccupations sécuritaires de la Türkiye. Ankara a d’ailleurs insisté à de nombreuses reprises auprès de la France qu'elle cesse tout soutien envers ces organisations terroristes, afin de devenir de véritables alliés, mais sa demande est restée jusqu'à présent ignorée.


Les autorités turques ont également rejeté l’adhésion des deux pays, dénonçant des actes offensants envers l’islam, comme les autodafés du Coran sous prétexte de liberté d’expression en Suède, indiquant qu’ils compromettaient la sécurité des États concernés.


Une coopération militaire sous tension


"La position ambiguë de la Turquie au sein de l’Alliance constitue sans doute une des raisons pour lesquelles la coopération militaire entre la Turquie et les autres pays de l’OTAN est aujourd’hui limitée",
stipule le rapport sénatorial.

Il évoque les limites de la coopération militaire entre la Türkiye et certains membres de l'OTAN, notamment suite à l'échec du projet d’achat de systèmes de défense sol-air SAMP-T et note que pour faire face à ces défis, le gouvernement turc a pris l’initiative de renforcer son industrie de défense, avec une hausse de 150 % de son budget militaire pour 2024, visant à accroître ses exportations d'armement et à réduire sa dépendance vis-à-vis de certains partenaires internationaux.


"Mavi Vatan", une stratégie de défense maritime critiquée


Le document indique que
"la mise en œuvre de la doctrine de ‘la Patrie bleue’"
a contribué à générer des tensions avec la Grèce et Chypre mais que les relations entre la Grèce et la Türkiye se sont désormais apaisées et le dialogue a repris 
"au plus haut niveau".

Toutefois la France y voit quand même une source de friction, dénonçant des revendications unilatérales, tandis que la Türkiye l’explique comme une défense légitime de ses droits souverains et un gage de stabilité régionale.


Le sénateur Olivier Cadic ne manque pas de rappeler que le plan de réunification de la Chypre proposé par l’ONU a été rejeté par la partie grecque lors d’un référendum, nuançant la lecture du conflit.


Syrie et Gaza: des convergences stratégiques


"La France et la Turquie partagent un intérêt commun dans la stabilité de la nouvelle Syrie dans le respect de ses frontières internationales et dans la poursuite des actions visant à juguler l'influence de Daech dans ce pays"
, relève les sénateurs.

Ankara a soutenu la chute du régime de Bachar el-Assad le 8 décembre 2024 en appuyant la coalition dirigée par Hayat Tahrir al-Cham, poursuit le texte. Face aux défis de la transition, la Türkiye porte une responsabilité majeure dans la stabilisation du pays, la reconstruction et l’intégration des différentes communautés, selon la même source.


Les sénateurs estiment que la France et la Türkiye partagent un objectif commun, celle de garantir l’intégrité territoriale de la Syrie et la poursuite de la lutte contre Daech. Ils notent que la stabilité syrienne dépendra du rétablissement rapide de sa souveraineté et de la mise en place d’institutions conciliant une unité nationale.

Dans cette perspective, ils estiment que la levée des sanctions envisagée par l’UE pourrait ouvrir la voie à des coopérations franco-turques dans des secteurs clés comme l’énergie, l’eau, les transports et la santé pour accélérer la reconstruction.


Un autre point d’accord concerne le génocide perpétré par l’armée israélienne à Gaza. Paris et Ankara soutiennent une solution politique à deux États, seule voie, selon eux, pour instaurer une paix durable.


Türkiye-UE: une adhésion bloquée


Les négociations d’adhésion de la Türkiye à l’UE sont actuellement à l’arrêt, notamment en raison
"de la situation de l’État de droit et de l’évolution des opinions publiques tant en Europe qu’en Turquie qui sont moins favorables à cette perspective"
, explique le rapport.

Plusieurs responsables turcs ont reconnu que,
"l’évolution des opinions publiques dans un nombre croissant d’États européens rend moins envisageable dans un avenir proche la perspective d’une adhésion de la Turquie à l’Union européenne"
, notamment par la montée des parties d’extrême droite en Europe.

Alors que la France exprime ses inquiétudes concernant les droits de l'homme, la liberté de la presse, les réformes démocratiques et les tensions avec certains États membres de l'UE d'Ankara, notamment en ce qui concerne la gestion des migrations et la situation des membres du PKK, une organisation terroriste reconnue par les États-Unis et l’UE, Fuat Oktay, président de la commission des Affaires étrangères, lui, déplore l'absence de vision stratégique de l'UE à l'égard de la Türkiye et pointe le blocage politique qui entrave toute avancée.


Le gouvernement turc attend un engagement plus fort de l’UE sur les enjeux régionaux, notamment au Proche et Moyen-Orient, et alerte sur l’impact des crises migratoires. Alors que la Türkiye continue d’accueillir un grand nombre de réfugiés syriens, Mehmet Kemal Bozay, vice-ministre des Affaires étrangères, avertit:


Si l’Union européenne n’était pas plus active, elle perdrait de son influence.

Vers un renforcement des coopérations franco-turques


Le document rédigé par les sénateurs souligne les perspectives de renouveau dans la coopération franco-turque, notamment à Izmir, où les projets bilatéraux dans les secteurs des transports et de l’eau, soutenus par l'Agence française de développement (AFD), illustrent une complémentarité croissante des expertises.


Dans le domaine de la défense, la Türkiye souhaite relancer les partenariats avec la France, notamment sur les drones sous-marins et d’autres projets industriels, avec une reprise des échanges avec la Direction générale de l'armement (DGA).


Les sénateurs estiment que des partenariats renforcés entre l’UE et la Türkiye pourraient émerger, notamment en matière de politique de visas, de gestion des flux migratoires et de développement d’infrastructures locales, de défense et du spatial.


Revalorisation de la coopération culturelle et économique


Outre les désaccords politiques, le rapport sénatoriale dénonce une détérioration de l'image de la France en Türkiye qui impacte les échanges économiques, touristiques et culturels et plaide pour la revalorisation de celles-ci auprès de l’opinion publique turque. Et d'indiquer:


La multiplication des désaccords diplomatiques comme les polémiques sur des sujets comme la place de la laïcité en France ont, en effet, accru la méconnaissance de notre pays qui fait par ailleurs l’objet d’un dénigrement régulier de la part de certains médias.

En effet, en septembre dernier, la polémique autour du port de l’abaya dans les établissements scolaires a relancé les tensions. Jugée contraire au principe de
"laïcité à l’école"
, cette tenue a été interdite, entraînant l’exclusion de plusieurs élèves et le dépôt de nombreuses plaintes visant à faire annuler la mesure. Le Conseil d’État a confirmé l’interdiction, estimant qu’elle
"ne porte pas une atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie privée, à la liberté de culte, au droit à l'éducation et au respect de l'intérêt supérieur de l'enfant ou au principe de non-discrimination".

Dans un climat déjà marqué par ces débats, le ministre français de l’Intérieur a par ailleurs ravivé la controverse à la veille des commémorations des attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher.
"Le voile n’est pas qu’un simple bout de tissu: c’est un étendard de l’islamisme et un marqueur de l’infériorisation de la femme par rapport à l’homme",
a-t-il déclaré, appelant à une nouvelle offensive législative incluant l’interdiction du port du voile dans les universités.

Dans le même temps, Bruno Retailleau, a proposé d’élargir les dispositions de la loi de 2004 sur les signes religieux à d’autres espaces, comme les sorties scolaires et les compétitions sportives, estimant que ces activités relèvent du prolongement de la mission éducative.


Face à ces débats et à l’érosion de l’image de la France sur la scène internationale, notamment en Türkiye, les membres de la délégation parlementaire appellent à
"redoubler d’efforts"
pour améliorer la perception du pays. Parmi les pistes évoquées ils citent;
"le renforcement de l’offre d’information en turc de France Médias Monde, le soutien aux institutions culturelles françaises en Turquie et le maintien d’une présence scolaire française".

Une coopération sous conditions


Le rapport met en avant des convergences entre la France et la Türkiye dans des domaines stratégiques tels que le commerce, la lutte contre le terrorisme et la coopération en Afrique, en Syrie. Toutefois, une approche prescriptive peut être soulevé par Ankara, qui insiste sur le respect mutuel et rejette toute ingérence dans ses affaires internes.


Si les discussions ont révélé des points d’accord sur plusieurs dossiers géopolitiques, des nuances demeurent.


Sur la guerre en Ukraine, la Türkiye pourrait jouer un rôle clé de médiation, à Gaza, les deux pays appellent conjointement à un cessez-le-feu et à une solution politique à deux États. La stabilisation des relations turco-grecques et la résolution du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan figurent également parmi les objectifs communs pour la paix régionale.

Néanmoins, l’initiative française peut être perçue comme un rapprochement opportuniste plutôt qu’un partenariat équilibré. Ankara pourrait y voir une tentative d’influence sous couvert de coopération, ce qui soulèverait des inquiétudes quant à une possible atteinte à sa souveraineté.


Un partenariat fragile


Bien que les sénateurs ouvrent la discussion à une coopération renforcée avec la Türkiye, il ne manque pas de pointer du doigt des aspects de la politique intérieure turque comme les atteintes à la liberté.


La France qui ne se prive pas de dénoncer les restrictions à la liberté d’expression en Türkiye, est elle-même critiquée sur ce terrain. L’affaire de la plainte déposée par Emmanuel Macron contre une œuvre d’art en Guadeloupe soulève des interrogations sur la cohérence de la position française. Comment dénoncer les atteintes à la liberté d’expression ailleurs, tout en réagissant contre des œuvres artistiques qui relèvent de la liberté d’expression et de la critique politique?


La position française concernant la Cour pénale internationale (CPI) n’a pas manqué non plus de faire polémique, notamment avec l’invocation de l’immunité de Benjamin Netanyahu malgré un mandat d’arrêt international pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Cette attitude a été dénoncée par la Ligue des Droits de l’Homme, qui a dénoncé une
"falsification du droit".
Malgré cela, le Premier ministre israélien a traversé l’espace aérien français en février 2025 lors de son déplacement à Washington.

Le rapport, bien qu’évoquant des perspectives de coopération, laisse donc transparaître des divergences profondes sur des questions fondamentales de liberté et de droits humains. La coopération entre la France et la Türkiye semble donc conditionnée par des équilibres diplomatiques et une reconnaissance des priorités respectives.


Un partenariat en quête d'équilibre: des intérêts communs malgré les divergences


Malgré des tensions persistantes, Christian Cambon rappelle que la France et la Türkiye partagent des intérêts stratégiques communs, en particulier sur plusieurs crises géopolitiques majeures.


Les deux pays sont alignés sur des enjeux clés, notamment en Ukraine, à Gaza, en Méditerranée orientale et au Caucase, tout en envisageant une coopération en Syrie pour renforcer la stabilité régionale, lutter contre le terrorisme et soutenir la reconstruction économique.


En ce sens, Mehmet Kemal Bozay, vice-ministre turc des Affaires étrangères, souligne que:


Nous pouvons avoir des divergences, mais nous avons la paix en dénominateur commun.

Cette déclaration reflète la complexité de la relation franco-turque, qui, bien que marquée par des désaccords, repose sur des objectifs et des enjeux partagés.


Christian Cambon insiste sur l'importance de consolider la confiance entre Paris et Ankara à travers des actions concrètes dans les domaines économique, sécuritaire, culturel et éducatif. Il souligne également la position géopolitique unique de la Türkiye, qui, entre l’Occident, le monde slave et le monde musulman, est un partenaire clé pour la stabilité régionale.


"Les désaccords qui ont pu exister en matière de politique étrangère ces dernières années ne peuvent pas faire oublier le fait que la France et la Turquie partagent également des analyses convergentes sur l'avenir de plusieurs régions traversées par de graves conflits qui mettent en péril la sécurité collective"
, a-t-il noté.

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