Ghannouchi et l’idée de démocratie musulmane: possibilités et perspectives

17:5315/02/2025, Cumartesi
MAJ: 16/02/2025, Pazar
Yasin Aktay

Ghannouchi est un homme politique tunisien, mais il n'est pas seulement tunisien, et il n'est pas seulement un homme politique. Il est un penseur, un intellectuel qui peut offrir des ouvertures très importantes pour l’ensemble du monde islamique, voire, si sa valeur est reconnue, pour le monde contemporain dans son ensemble. Un philosophe qui a nourri son horizon de pensée et d’histoire sur les terres où est né Ibn Khaldoun, peut-être un véritable sage en politique. Dans ses livres, ses discours,

Ghannouchi est un homme politique tunisien, mais il n'est pas seulement tunisien, et il n'est pas seulement un homme politique. Il est un penseur, un intellectuel qui peut offrir des ouvertures très importantes pour l’ensemble du monde islamique, voire, si sa valeur est reconnue, pour le monde contemporain dans son ensemble. Un philosophe qui a nourri son horizon de pensée et d’histoire sur les terres où est né Ibn Khaldoun, peut-être un véritable sage en politique.


Dans ses livres, ses discours, l’intellectualité profonde qui se fait immédiatement ressentir, son horizon, sa personnalité politique et spirituelle, son leadership, le style politique qu’il a mis en œuvre et la manière dont il le renforce sur les plans intellectuel et jurisprudentiel constituent une véritable voie d’ijtihad
(un terme juridique islamique faisant référence au raisonnement indépendant d'un expert en droit islamique, ou à l'exercice approfondi de la faculté mentale d'un juriste pour trouver une solution à une question juridique)
en matière de science politique islamique. Comme tout ijtihad, cette voie peut être juste, mais elle comporte aussi le risque de l’erreur.

Ghannouchi est une porte d’entrée incontournable pour ceux qui recherchent des idées, un niveau intellectuel élevé, de la profondeur ou une vision dans le monde islamique. Quand on dit intellectuel, il ne s’agit certainement pas d’un intellectuel de tour d’ivoire. Son intellectualité est une culture vécue, expérimentée sur le terrain, en prenant des risques, en étant au contact des gens, en affrontant les épreuves, en en payant le prix, en se confrontant en permanence aux réalités, mais sans jamais renoncer à ses principes. C’est pourquoi il n’a jamais marché seul ; il a toujours eu des compagnons de route. Et avec ces compagnons, il a rendu justice à l’amitié, il a avancé dans l’entraide et la solidarité, en partageant aussi les épreuves.


Si aujourd’hui je me souviens de ces paroles que j’avais déjà dites dans cette partie à propos de Ghannouchi, c’est parce que ses idées sont aujourd’hui enfermées dans des cachots au lieu d’être débattues, écoutées avec bienveillance et prises en considération. C’est une situation qui montre qu’il est inutile de chercher une autre raison au retard persistant du monde islamique.


Il y a quelque temps, à Ankara, à l'Institut de Pensée Islamique, le professeur américain de sciences politiques Andrew March a présenté son livre, Sur la démocratie islamique, publié par l'Université d'Oxford, dans lequel il rassemble ses entretiens et discussions avec Ghannouchi. N’ayant pas eu l’occasion d’écrire à ce sujet en raison des événements intenses qui ont suivi, je le fais aujourd’hui.


Comme on pouvait s’y attendre, ce livre est une synthèse actualisée des idées de Ghannouchi sur la démocratie, issues de son combat qui s’étend sur toute sa vie, et qui ont peut-être même orienté ce combat. C’est le fruit d’un effort intellectuel commun entre Andrew March et Rached Ghannouchi.


Andrew March est un théoricien politique et chercheur spécialisé dans la pensée politique islamique et la philosophie politique comparée. Ses travaux portent notamment sur la relation entre l’éthique islamique, la charia et les idéologies politiques modernes, y compris la démocratie. L’une de ses contributions majeures est son analyse du concept de "démocratie musulmane", qui examine comment les principes islamiques peuvent être compatibles avec la gouvernance démocratique dans les sociétés à majorité musulmane.


March met en évidence la manière dont les cadres islamiques peuvent inclure le pluralisme, les droits individuels et la participation politique, tout en abordant les défis posés par les tensions entre l’autorité religieuse et les normes démocratiques laïques. Ses recherches concluent que les valeurs religieuses peuvent être intégrées aux principes démocratiques.


Dans sa quête de compréhension du concept de "démocratie islamique" et notamment de l’expérience tunisienne, March a rencontré de nombreux leaders et penseurs tunisiens. Il note qu’un rare consensus s’est formé autour de la personnalité de Ghannouchi, de son mode de pensée, de son éloignement des futilités et de toute forme de suspicion ou de corruption. Il souligne que cette distinction est exceptionnelle, voire quasi inexistante, parmi les politiciens arabes.


March estime que, malgré des décisions difficiles, Ghannouchi et le mouvement Ennahdha ont toujours tenté de mettre en œuvre les principes démocratiques.


Le livre présenté par March à Ankara inclut, outre dix articles publiés par Ghannouchi, plus de 80 pages d’échanges avec lui sur les concepts de démocratie et d’État islamique. En décrivant l’approche politique de Ghannouchi, March insiste sur le fait qu’un homme politique n’a pas le luxe de s’isoler, mais doit toujours être en interaction avec les autres et travailler en collaboration.


Il a également évoqué l'importance des avancées démocratiques qui ont permis à la Türkiye d’accéder à une position de leadership dans le monde islamique et au niveau international. Il a analysé le contenu du dialogue entre Sheikh Ghannouchi et lui-même sur les concepts de démocratie, de pluralisme et de laïcité.


Selon March, l’expérience tunisienne du laïcisme inspiré par le modèle français et qui rejetait totalement la religion sous Habib Bourguiba a poussé Ghannouchi à développer de nouveaux concepts politiques afin de protéger la nation des dangers liés à l’exclusion des systèmes éthiques et des valeurs, et des violences que le peuple et le pays ont subies en conséquence.


Dans leurs échanges, Ghannouchi insiste sur le fait que l’action politique repose sur le consensus entre les membres de la société, que personne n’a le droit d’imposer à autrui une religion ou une idéologie, et que la liberté de conviction et la liberté individuelle sont essentielles.


Il intègre dans toutes ses prises de parole des références à la Constitution de Médine, qui garantissait la liberté et la participation de tous les segments de la société sur la base du respect mutuel. March souligne que ces références sont un point de repère très important.


Lors de sa présentation, March a également exposé des extraits des expériences de Ghannouchi, de ses lectures des ouvrages de Sayyid Qutb et de ses discussions avec le penseur algérien Malek Bennabi. Il a montré comment Ghannouchi a tiré parti de ces idées et les a utilisées pour enrichir la notion de démocratie authentique.


L’exposé de March sur Ghannouchi et ses idées est précieux pour comprendre la place de sa pensée dans le domaine des sciences politiques et sociales.


Ghannouchi possède une approche extrêmement cohérente et bien structurée des débats sur la démocratie. Il ne considère jamais la démocratie comme un simple outil à utiliser pour traverser un pont avant de l’abandonner. Pour autant, il ne parle pas non plus d’une application anachronique de la Shura islamique classique. En réalité, il considère la Shura comme une valeur et un principe qui guide non seulement les musulmans mais aussi lui-même. Cependant, il est, pour ainsi dire, un penseur qui cherche à explorer les nouvelles possibilités d’ijtihad politique pour les musulmans contemporains, en s’inspirant également du concept de Shura.


Mais face à l’injustice qu’il subit aujourd’hui et au silence du monde dit démocratique, la démocratie est-elle en réalité un mensonge dans le monde islamique ? Les traitements réservés à Ghannouchi et à d’autres penseurs musulmans ne suffisent-ils pas à montrer clairement qui sont les véritables ennemis de la démocratie et de la liberté de pensée dans le monde islamique ?

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